L'esthétique de l’ennui ou un visage neutre
La critique d’art Julija Palmeirao s’entretient avec le duo d’artistes
ELSA & JOHANNA

Quand j’ai vu pour la première fois les photos de ce duo dans l’exposition collective qui était présentée à la galerie « H Gallery » à Paris (carte blanche à collectionneur Philippe Tavaud), ils ne m’ont pas laissé indifférente. Plus tard, les rencontres avec ces arts sont devenues plus fréquentes. Foire internationale de photographie contemporaine « Paris Photo », exposition personnelle à la galerie « La Forest Divonne », etc. Ce sentiment paradoxal qui me tourmentait en regardant leurs photos m’envahit: un regard pénétrant perçant mon cerveau; un silence rauque émanant des moments figés dans les photographies; la modestie mêlée à l’érotisme; scènes photographiques reconnaissables comme émanant de ma propre expérience, mais en même temps – comme si elles venaient d’une autre planète. Qu’est-ce que c’est? Mélancolie? Promesse? Reproche? Ennui? J’ai décidé de parler aux artistes de leur collaboration et de leur cheminement créatif commun.
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Tout d’abord, merci d’avoir accepté de faire cette interview. J’aimerais commencer par vous demander quand avez-vous commencé à faire de l’art à la fois officiellement et officieusement pour ainsi dire, à quel moment vous considérez le début de votre carrière et à quel moment avez-vous commencé à travailler ensemble.
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Elsa: Dès mon enfance je dessinais et peignais beaucoup. J’ai grandi avec des parents très créatifs qui travaillaient ensemble et étaient architectes. Ma mère m’a inscrite au beaux-parts de la ville de Bayonne dès 6 ans et j’y ai appris le dessin et la peinture jusqu’à mes 18 ans. Au lycée j’avais l’option arts plastiques où j’ai commencé la photographie. Je réalisais des autoportraits et je me prenais en photo avec des amis. Puis je me suis dirigée naturellement vers des études supérieures artistiques: une année aux Beaux-Arts de Rueil-Malmaison, 2 ans à la Cambre à Bruxelles où j’ai obtenu mon 1er diplôme en photographie puis j’ai intégré les Arts-Décoratifs de Paris en 2011.
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Johanna: J’ai commencé la photographie à l’âge de 13 ans et c’est instantanément devenu ma passion. J’ai moi aussi exploré ce medium en me mettant en scène avec des amies. C’est très vite devenu un moyen d’expression évident, avec lequel j’occupais tout mon temps libre. J’aimais profondément créer des univers esthétiques fort et développer des narrations autour de ces mises en scènes. A 18 ans je rentrais aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier d’Eric Poitevin où j’étudiais pendant 5 ans.
En 2014, nous étions toutes les deux acceptées dans le même programme d’échange universitaire à New-York, dans la très réputée « School of Visual Arts ». Nous ne nous connaissions pas encore mais étions toutes deux en 4ème année d’études aux Arts-Déco et aux Beaux-Arts. Nous nous sommes rencontrés à l’école, le premier jour de la rentrée. Cette rencontre a été évidente et notre connexion fulgurante.
Nous avons ensemble exploré la ville de New-York de long en large, et avons très vite développé une grande amitié. Nous avions pris l’habitude de nous assister mutuellement sur des projets photo et également dans des cours plus techniques de la School of Visual arts qui nous ennuyaient pas mal. Réaliser les exercices ensemble les rendait plus fun. C’est grâce à cette entre-aide que nous avons appris à nous connaître au travers de ce médium.
Le théâtre urbain de New-York et plus particulièrement les quartiers populaires de Brooklyn s’offraient à nous comme un vaste terrain d’exploration et de rencontres. C’est dans ces quartiers là que nous avons commencé à observer les gens dans la rue, à s’imprégner de ces identités si vivantes et si diversifiées.
En rentrant en France nous voulions à tout prix retourner à New-York et c’est ce premier prétexte qui nous a inconsciemment motivé à créer ensemble. Avec un projet artistique commun nous avions une vraie bonne raison d’y retourner. Et c’est ce que nous avons fait en débutant le projet « A Couple of Them » que nous avons réalisé sur 2 ans en retournant plusieurs fois là-bas.
Ce nouveau projet avait prit tellement de place dans nos vies qu’il nous a été évident de présenter un double diplôme Art-Déco/Beaux-Arts en se présentant pour la première fois comme un duo d’artistes.
Notre diplôme commun a reçu les « Félicitations » du jury des Beaux-arts de Paris en 2015 et cela nous a permis d’exposer un an plus tard au Palais des Beaux-Arts en 2016. Cette exposition nous a par la suite ouvert à de nombreuses opportunités.
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Comment décririez-vous l’expérience de travail en tant que duo d’artistes ?
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Elsa: C’est très enrichissant car c’est un échange et un partage continuel de paroles, d’inspiration, d’expériences. C’est très intense aussi car cela demande de mettre son Ego de côté et de penser à cette vision commune. On l’appelle le « troisième œil ». Après, dans la créativité pure quand nous sommes en train de réaliser un projet ensemble c’est fluide et nous comprenons très vite ou l’autre veut en venir ou quel regard elle peut poser sur telle ou telle chose. Nous sommes assez complémentaires et interchangeables dans les différentes étapes de travail en tout cas.
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Votre photographie est très émouvante. Quand je l’analyse, j’ai l’impression d’être dans un film à cause de la façon dont vous racontez des histoires par scénographie visuelle. Comment naissent les histoires que vous visualisez dans votre photographie. Laquelle d’entre vous décide de la scénographie ? Comment décidez-vous laquelle d’entre vous doit être dans le cadre (lorsque vous n’êtes pas tous les deux dans le cadre)?
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Les histoires que nous mettons en scène ou qui émanent naturellement de telle ou telle image proviennent de plusieurs éléments qui s’assemblent comme un puzzle magique.
Entre le décor que nous avons d’abord observé, puis sélectionné puis dans lequel nous avons projeté un personnage, s’ajoute la lumière, l’ambiance qui s’en dégage puis arrive le personnage joué, incarné, avec son caractère, son attitude, son émotion. C’est tous ces éléments de mise en scène réunis qui nous permettent de raconter une histoire ou de suggérer une tension dramatique.
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Nous choisissons ensemble les décors finaux et ensuite c’est au travers de la dimension performative de nos jeux qu’intervient l’acte de la photographie. Quand nous nous portraiturons l’une l’autre nous souhaitons capter l’essence et la vérité du personnage dans ce court extrait de vie qui lui appartient. Il n’y a pas de règles si ce n’est que nous cherchons à croire en lui et à être transporté. Ce qui est sûr c’est que nous recherchons dans chaque photographie à proposer un indice différent d’une image à une autre. C’est l’assemblage de toutes les images d’une même histoire, avec parfois des natures-mortes et paysages, qui vont donner cette sensation « d’extraits de film ». Quand nous sommes toutes les deux dans l’image, nous cadrons ensemble ou l’une propose un cadre et l’autre pose à l’intérieur de celui-ci et, quand nous sommes convaincues toutes les deux de celui-ci, nous jouons ensemble à l’aide d’une télécommande à l’intérieur de ce cadre.
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Votre exposition actuelle à la Galerie La Forest Divonne – Paris m’a donnée envie de vous parler dans cette interview. Comment est née cette série de thèmes médicaux et cosmiques. Pourquoi? Que voulez-vous dire avec vos photographies?
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Cette carte blanche nous a été proposée par Gael Charbau, directeur artistique d’Universciences. En prévision des travaux de rénovation du Palais de la Découverte et avant sa fermeture temporaire, avec le directeur ils recherchaient un photographe pour faire état de mémoire des lieux. Nous avons été sélectionnées et nous faisons donc suite aux premières photographies d’archives du Palais que Robert Doisneau avait réalisé en 1948. Après avoir arpenté le Palais plusieurs fois, nous avons pu visiter les lieux ouverts au public, emblématiques du Palais mais aussi les coulisses, les bureaux, les ateliers de menuiserie, les laboratoires où dorment les rats et où le public n’était pas autorisé de circuler.
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C’est cet aspect de découverte des lieux « derrière le rideau » qui nous a donné la sensation d’être plongées dans une capsule temporelle. C’est cette sensation première de perte de repères qui nous a guidé pour créer des personnes et des mises en scènes ou des inspirations et des références de l’imaginaire collectif très diverses se côtoient. Nous voulions avant tout rendre hommage à ce lieu magique de découverte et d’apprentissage. Nous souhaitions aussi partager notre regard singulier sur le Palais et réinterprétant ce que nous en avions retenu. Naturellement nous avons eu envie de créer des mises en scène narratives qui pourraient transporter le regardeur dans un monde imaginaire ou les temporalités se mélangent ou les ambiances poétiques et humoristiques se croisent et renvoient à des sensations enfantines, mais aussi des sensations de contemplation, de lassitude, de rêverie…
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En travaillant en duo, dans un sens, vous perdez votre caractère d’artiste individuel. Cela fait-il une différence dans votre identité d’artiste?
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Notre travail est constitué d’énormément d’étapes de création, allant de l’acte de la photographie pure jusqu’à l’édition des images, en passant par un travail de stylisme, de décorateur, de maquilleur, coiffeur, scénographe, acteur etc. Toutes ces formes de création nous permettent à chacune de nous exprimer de manière individuelle dans le processus de création commun et nous permettent aussi d’avoir de l’espace individuel en tant qu’artiste. Pour ce qui est de la signature commune, je pense que nous sommes plus intéressées par notre œuvre en elle même, comme deux parents regardent leur enfant, que par l’égo et le rayonnement personnel que celle-ci nous apporte. Nous avons toutes les deux une personnalité artistique différente, complémentaire mais différente et nous avons mutuellement conscience de ces richesses que l’autre peut nous apporter.
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Comment décririez-vous votre position dans le monde de l’art contemporain? Voyez-vous votre position en tant qu’artiste basé à Paris ou plus international? Qu’en pensez-vous sur la régionalisation des artistes en art contemporain: Scandinaves, Baltes, Sud, etc. Il y a trente-cinquante ans, il y avait de nettes différences et distinctions régionales. Mais quelle est la situation dans le domaine de la photographie à votre avis aujourd’hui?
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Nous sommes des artistes françaises mais nous avons l’ambition que nos œuvres soient vues et diffusées à l’international également. Nous pensons que c’est très important que les œuvres d’un artiste soient confrontées à un autre public que son pays natal et à d’autres cultures. C’est grâce à cela que l’œuvre d’une artiste se voit prendre de l’ampleur, lorsqu’il y a une multitude de regards qui se posent dessus. Nous créons pour partager et transmettre. De plus, étant donné la dimension esthétique de nos images, qui ont pour vocation de parler à un certain imaginaire collectif, il est important pour nous de se considérer comme étant des artistes internationales, aussi car nous créons beaucoup à l’étranger et que nous sommes très intéressées par les différentes cultures et territoires.
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De nombreux artistes, en plus de leur pratique artistique de base, utilisent une variété d’autres techniques pour exprimer leurs idées. Vous utilisez aussi souvent de l’aide visuelles dans vos expositions, comme peindre des murs ou exposer des objets individuels (comme des miroirs, tapis, etc.). Mais fondamentalement, vous n’utilisez toujours que la technique photographique classique. La photographie vous suffit-elle comme principal moyen d’expression?
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Depuis 2019 nous explorons la scénographie pour étendre nos mise en scènes photographiques jusqu’à l’espace d’exposition. C’est une bonne manière pour nous de proposer un univers hybride et des accrochages immersifs (dans la mesure du possible). Comme une mise en abime de notre manière d’aborder la mise en scène, il nous est très important de pouvoir choisir la couleur d’un mur, la texture d’un sol, tel ou tel objet qui viendrait ajouter un indice à la série présentée par exemple.
Nous réalisons également des films en alternance de notre travail photographique. Ces deux médiums se renvoient l’un et l’autre constamment et nous aimons passer de l’un à l’autre car la manière d’aborder et de composer l’image est alors différente. Nous avons par exemple, réalisé un moyen-métrage de 42 minutes en 2018 « Tres Estrellas » qui se déroule sur l’île de Fuerteventura aux Canaries où nous jouons chacune deux personnages. Nous sommes photographes et réalisatrices.
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L’esthétique de l’ennui – c’est ça que je resens quand je regarde vos photographies. Les héroïnes de votre photographie semblent figées dans le temps, dans l’instant. Et ce moment d’inactivité me semble infiniment esthétique et envoûtant. Est-ce le message que vous voulez faire passer dans votre travail?
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Effectivement, l’esthétique de l’ennui et de la mélancolie est présente dans notre travail, car c’est sans doute une émotion que nous avons beaucoup côtoyée étant jeunes. Toutes deux originaires de provinces, nous avons côtoyé une jeunesse rurale en proie à l’ennui et à l’absence. C’est ce sentiment très particulier que nous reproduisons instinctivement dans nos images et dans nos histoires. Ce qui nous intéresse c’est cet espace hors du temps, hors de toute action où nos personnages sont finalement perdus dans leurs pensées. Le regardeur le ressent et c’est grâce à celà qu’il peut se projeter dans une histoire : l’histoire qu’il perçoit des images mais aussi sa propre histoire individuelle qui retranscrit sur les visages que nous incarnons.
Ces visages neutres, parfois fermés, sont les visages d’individus authentiques, sans représentations ou “faux-self”. Ils sont les visages des gens dans la rue qui rentrent du travail, les visages absents qui constituent le monde et qui s’extraient des représentations publicitaires et médiatiques. Lorsque quelqu’un porte un visage neutre, c’est aussi une porte ouverte pour l’observer, le décortiquer, l’analyser sans jamais qu’il détourne le regard pour nous voir. Notre travail parle aussi de la solitude, sans être une critique de celle-ci, il rappelle seulement que parmi ces millions d’individus qu’on croise chaque jour, nous sommes tous seul dans notre intériorité profonde.
Merci.
www.elsa-and-johanna.com
L’interview originale a été publiée dans le magazine lituanien « Lamų Slėnis »