Semer l'art, cultiver le regard : une conversation avec
Laure Boucomont
.
.
Laure Boucomont
.
À Toury-sur-Jour, au cœur des paysages paisibles de la Nièvre, un domaine agricole devenu lieu d’expérimentations artistiques se tisse depuis plus d’une décennie un lien intime entre art, nature et monde vivant. C’est là que Laure Boucomont, historienne de l’art formée à l’École du Louvre, a peu à peu fait émerger un projet singulier, à la fois enraciné dans un territoire rural et résolument tourné vers la création contemporaine. D’abord portée par des rencontres informelles avec des artistes, puis structurée à travers la Fondation Le Delas, cette aventure prend une nouvelle forme en 2021 avec la création de l’association Fertile.
.
Fertile ne se contente pas d’être un lieu de résidence : c’est un espace de résonance, où les artistes sont invités à dialoguer avec les éléments, à interroger leur rapport au vivant, à laisser le paysage les traverser. À travers des expositions, des workshops, des séjours de recherche, l’association cultive une approche sensible, engagée, attentive à la beauté complexe du monde naturel. Rien n’y est laissé au hasard : choix des artistes, sélection des commissaires, accompagnement des étudiants… Tout procède d’une volonté d’exigence autant que d’hospitalité.
.
Dans cet entretien, Laure Boucomont revient sur l’origine de ce projet, ses fondements intellectuels et sensibles, les influences qui ont nourri sa démarche, et les orientations qu’elle souhaite donner à Fertile. Elle y évoque aussi son lien personnel avec le territoire, la place du vivant dans les pratiques contemporaines, et sa conviction profonde : que les artistes, par la puissance de leur regard, nous permettent de mieux habiter le monde.
.
.
En 2021, vous avez fondé l’association Fertile, ancrée dans un domaine agricole familial au cœur de la Nièvre. Pouvez-vous revenir sur le chemin qui vous a menée à cette initiative ? Quelles ont été les étapes – personnelles, professionnelles, sensibles – qui vous ont conduite à faire de ce lieu un espace de dialogue entre création artistique, agriculture et engagement écologique ?
.
En 2010, mon mari et moi avons repris un domaine agricole familial dans la Nièvre. J’ai tout de suite pris conscience du potentiel artistique de ce lieu et invité des artistes de façon d’abord amicale et informelle.
.
En 2015, nous avons créé la fondation d’entreprise Le Delas autour des 3 thématiques : nourriture, agriculture et culture. Avec le COVID, nous avons dû clôturer la fondation. Pour poursuivre les actions que j’avais engagées notamment auprès des artistes, j’ai créé l’association Fertile en 2021.
.
Votre formation à l’École du Louvre vous a permis d’acquérir une solide culture de l’histoire de l’art. En quoi ce parcours, académique et curatorial, a-t-il façonné votre regard sur la création contemporaine et votre manière de concevoir un projet comme Fertile ?
.
Les trois premières années à l’école du Louvre permettent d’acquérir des bases solides d’histoire de l’art. Le contact quotidien avec les œuvres du musée est un atout majeur de cette école. Cela forme vraiment l’œil. Pour ma part, j’ai une spécialité en peinture vénitienne du 16ème siècle… assez éloignée de l’art contemporain. La quatrième année de muséologie prépare à la vie professionnelle en abordant toutes les problématiques de conservation préventive, restauration, de médiation culturelle et de droit des œuvres d’art. Ce sont des connaissances pratiques qui me sont tous les jours utiles, notamment quand j’organise des expositions.
.
.
La scène artistique française regorge aujourd’hui de programmes de résidences, chacun avec son identité propre. Quelles sont les spécificités du processus de sélection à Fertile ? Quels critères vous semblent essentiels pour accueillir un·e artiste dans ce contexte si particulier, entre nature, isolement relatif, et immersion dans le vivant ?
.
Je réunis tous les ans un jury composé de 6 à 8 personnalités du monde de l’art. Chacun d’entre eux propose deux candidats potentiels pour la résidence. Après délibération deux candidats sont retenus. C’est un processus qui me permet de découvrir de nouveaux artistes, de m’ouvrir à des regards autres, sans pour autant être noyée sous un flot de dossiers qui demandent beaucoup de temps de préparation aux artistes pour essuyer la plupart du temps un refus. En ce qui concerne mes critères de sélection, je m’intéresse aux artistes qui ont un lien privilégié avec le vivant. Je porte beaucoup d’attention à l’expression formelle. La forme doit toujours l’emporter sur le discours !
.
J’évalue la pertinence de la résidence dans le parcours de l’artiste. J’ai à cœur que ce temps de résidence permette à l’artiste de progresser dans ses recherches. J’attache aussi beaucoup d’importance à la sincérité de la démarche, à l’implication dans le travail et à l’état d’esprit de l’artiste.
.
On constate un regain d’intérêt pour les pratiques en lien avec l’écologie, le territoire, le vivant. Fertile s’inscrit pleinement dans cette mouvance, sans céder à l’effet de mode. Quelles démarches ou postures artistiques privilégiez-vous, et quels sont les éléments auxquels vous êtes particulièrement sensible dans les propositions qui vous sont soumises ?
.
Je n’ai pas de medium de prédilection. Toutes les pratiques m’intéressent dès lors qu’elles sont tournées vers la nature, le vivant. La dimension sensible des œuvres est fondamentale. J’aime la beauté dans ce qu’elle a de complexe.
.
Comment les artistes s’approprient-ils le lieu au fil de leur résidence ? Observez-vous une transformation dans leur regard ou dans leur pratique au contact direct de cet environnement agricole et naturel ?
.
Chaque résident aborde le domaine de façon différente selon sa pratique. Certains arrivent avec un projet, une envie de creuser un sujet précis, d’autres se laissent porter par lieu qui leur révèle des matériaux, des sensations, des idées qui vont conduire à la réalisation de nouvelles pièces.
.
Les expositions-ventes annuelles organisées par Fertile font appel à des commissaires invités. Quel rôle jouent-ils dans la construction du projet curatorial, et comment les choisissez-vous ? Recherchez-vous une forme de complicité intellectuelle, ou une confrontation féconde entre vos visions respectives ?
.
Ce sont en fait des critères assez subjectifs ! Je choisis des commissaires ouverts, prêt à accepter l’échange et la discussion. Je propose une thématique avec souvent déjà quelques artistes en tête. Le commissaire invité nourrit le projet de ses propres propositions tant dans le choix des artistes que dans la définition du concept de l’exposition. L’exposition se construit vraiment à deux au gré des échanges.
.
.
Vous accueillez régulièrement des étudiants d’écoles d’art au sein de Fertile pour des workshops immersifs. Dans une époque où l’écologie devient un enjeu théorique autant que pratique, quel rôle attribuez-vous à ces expériences sur le terrain dans la formation des jeunes artistes ?
.
La plupart des étudiants aujourd’hui sont citadins. Ils ont des connaissances en matière d’écologie très théoriques. Il y a de nombreuses lectures passionnantes et très formatrices mais le contact avec la réalité est fondamental. C’est ce que nous proposons à travers les workshops : une découverte concrète du fonctionnement d’une exploitation agricole, une initiation aux pratiques de maraîchage sur sols vivants, une observation du terrain sur plusieurs jours. Sur le plan artistique, nous offrons aux étudiants la possibilité d’expérimenter à l’échelle d’un espace naturel unique.
.
.
Quels sont les prochains projets ou développements que vous imaginez pour Fertile ? Avez-vous envie de renforcer les collaborations avec des institutions ou des écoles d’art ?
.
J’aime beaucoup accueillir des étudiants au domaine de Toury qui se veut vraiment un lieu de rencontres et d’échanges. Les workshops sont des projets portés par des professeurs extrêmement engagés auprès de leurs étudiants. Leur déroulé se prépare en amont avec l’équipe enseignante. Ce ne sont jamais des séjours clé en main. Leur contenu est toujours adapté en fonction des objectifs pédagogiques des professeurs. Ce sont des actions que l’association souhaite vraiment multiplier aussi bien avec des écoles régionales que nationales.
.
Pour se développer, Fertile doit nouer des partenariats avec d’autres institutions, qu’elles soient locales, nationales ou internationales. C’est dans cette optique que Fertile a intégré le réseau Seize Mille qui fédère les résidences en Bourgogne Franche-Comté afin de créer des synergies avec des structures locales (musée, festivals, associations). J’aimerais aussi beaucoup accueillir des résidents étrangers et suis en contact avec la cité des arts et l’institut français pour envisager de possibles collaborations.
.
.
Cette année, vous avez choisi de consacrer la programmation à la figure animale, un thème riche de résonances symboliques, écologiques et poétiques. Comment cette orientation a-t-elle émergé, et s’inscrit-elle selon vous dans un mouvement plus large de redécouverte du monde animal au sein des pratiques artistiques contemporaines ?
.
En 2023, Eugénie Touzé, en résidence à Toury, a réalisé une vidéo intitulée « des bêtes éffleurées » où elle filmait tous les animaux sauvages qu’elle avait pu croiser sur le domaine. Ce film m’a beaucoup intriguée car j’avais abordé jusqu’alors ce lieu plutôt par le versant végétal. Grâce à son travail, j’ai développé une nouvelle façon de regarder et d’envisager le paysage comme lieu de vie de plusieurs espèces de vivants. Cela m’a donné envie de creuser le sujet.
.
Quelles ont été vos principales inspirations ou références dans la conception de cette exposition ? Pouvez-vous nous parler de quelques artistes ou œuvres présentés ?
.
Certains artistes comme Gilles Aillaud, Maude Maris, Olivier Leroi, Mathilde Cazes se sont imposés dès le début. L’exposition s’est ensuite construite ensuite par aller-retour entre une vision du monde animal très sensible voire naturaliste et une vision plus réflexive, axée sur le lien homme-animal, l’animalité. Finalement, la répartition sur deux étages de l’exposition, nous a permis de traiter ses deux aspects.
.
Grâce à Marguerite Pilven qui avait déjà travaillé avec Nicolas Darrot, j’ai mieux découvert son travail. Nicolas développe un univers extrêmement dense, inspiré par la science, la mythologie, les religions, l’histoire. Ses œuvres sont formellement très belles, singulières, leur style diffère en fonction selon les séries. C’est une œuvre vraiment très riche de sens qui a un impact formel très fort. On en fait pas le tour rapidement !
.
.
À travers cette exploration du vivant non-humain, quel type de relation espérez-vous voir s’établir entre les œuvres et le public ? En quoi l’art peut-il, selon vous, transformer notre manière de percevoir — et peut-être de respecter — les autres formes de vie ?
.
Mon souhait avec ce sujet, comme avec tous ceux que j’ai traité auparavant, c’est de partager mon émerveillement devant la capacité des artistes à nous révéler la beauté, la poésie, la complexité et le mystère de la nature. J’ai la conviction que les artistes nous aident à voir le monde de façon beaucoup plus sensible. Ils élargissent notre vision.
.
Merci.
.