Adopter l'acte de se souvenir.
Marianna Dellekamp
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Marianna Dellekamp
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Marianna Dellekamp est une artiste dont le travail nous invite à réfléchir en profondeur sur la mémoire, l’identité et la relation complexe que nous entretenons avec les objets et le passé. À travers une approche réfléchie et multidisciplinaire, elle transforme les matériaux et les espaces du quotidien en évocations poétiques de la manière dont les souvenirs se forment, se préservent et se transforment au fil du temps. Sa pratique remet en question les notions conventionnelles de la collection en mettant en avant la valeur émotionnelle et symbolique inscrite dans des choses en apparence ordinaires.
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L’art de Dellekamp brouille souvent les frontières entre le personnel et le collectif, révélant comment les histoires individuelles s’entrelacent avec des récits culturels plus vastes. Elle explore les traces laissées par le temps — non seulement dans les objets matériels, mais aussi dans les fragments, parfois insaisissables, de nos souvenirs. En recourant à des techniques qui perturbent la narration linéaire, son travail reproduit le caractère associatif et souvent non linéaire de la mémoire humaine.
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Dans cet entretien, Marianna partage ses réflexions sur son processus créatif, sa fascination pour le passage du temps et les manières dont la mémoire et la matérialité se croisent dans son œuvre. Elle s’interroge sur le pouvoir de la collection à la fois comme acte de préservation et comme geste poétique, nous invitant à reconsidérer notre relation au passé à travers les objets auxquels nous tenons.
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J.P.: Marianna, peux-tu nous ramener au tout début — quand as-tu ressenti pour la première fois un élan artistique en toi ? Y a-t-il eu un moment ou une expérience précise, très tôt dans ta vie, où tu as compris que l’art, sous une forme ou une autre, occuperait une place centrale dans ton parcours ?
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M.D.: J’ai grandi dans une famille où mes parents n’étaient pas eux-mêmes artistes, mais ils ont toujours été entourés de personnes créatives. Ma mère organisait des spectacles et des expositions — à l’époque, le terme « curatrice » n’existait pas vraiment comme rôle officiel. Dès mon plus jeune âge, j’ai donc été immergée dans un environnement peuplé de peintres, de sculpteurs et de photographes.
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Très tôt, j’ai été fascinée par le pouvoir des images — la manière dont une seule image pouvait te parler et transmettre tant de couches de sens. J’ai commencé à pratiquer la photographie à seulement 15 ans. J’étais curieuse du métier lui-même : j’ai appris à travailler en chambre noire et à utiliser un appareil photo argentique. Quelqu’un m’a offert une imprimante dont il n’avait plus besoin, et pour moi, c’était comme de la magie. Je passais des heures dans la chambre noire, complètement captivée par le processus technique.
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J’ai beaucoup expérimenté avec mon appareil photo. Alors, quand j’ai terminé l’école, j’ai décidé d’étudier la photographie et le design de mode. Mais au final, je suis restée avec la photographie — ou peut-être est-ce la photographie qui est restée avec moi. Aujourd’hui, je peux dire que la photographie est mon médium principal en tant qu’artiste — mon ossature, ma colonne vertébrale.
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J.P.: Après avoir étudié la photographie à l’Escuela Activa de Fotografía au Mexique, puis au International Center of Photography à New York, tu as commencé assez tôt à développer une pratique artistique multidisciplinaire. À quel moment de ton parcours artistique as-tu commencé à sentir que la photographie seule ne suffisait plus à exprimer tes idées — et qu’est-ce qui t’a poussé à dépasser ce médium pour explorer d’autres langages artistiques ?
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M.D.: Au fil des années, j’ai commencé à ressentir une certaine tension avec la photographie. Je n’aimais pas l’idée d’être enfermée dans un seul médium, surtout lorsque j’essayais d’exprimer quelque chose de plus complexe que ce qu’une seule image pouvait transmettre. J’ai compris qu’une photographie seule ne suffisait souvent pas — j’avais besoin de plus.
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C’est ce qui m’a conduite à explorer le livre d’artiste. J’en ai créé beaucoup à cette époque. Finalement, j’ai produit un livre intitulé No.4, composé de quatre tirages chromogéniques sur papier de coton. À travers ce travail, j’ai compris que je ne parlais plus seulement par l’image — c’était devenu un concept. L’image elle-même pouvait aussi porter un poids conceptuel.
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À partir de là, j’ai commencé à utiliser n’importe quel médium dont j’avais besoin pour explorer et résoudre les questions qui émergeaient dans ma pratique. Pour moi, mon travail est une manière de traverser des questions — chaque projet est une forme de résolution.
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J’ai eu une révélation qui a profondément transformé ma pratique : le médium est le message. Cette compréhension m’a donné un profond sentiment de liberté — soudainement, je me suis sentie libre d’explorer et d’utiliser toute forme qui servait mes idées. Je travaillais déjà avec des livres d’artiste à ce moment-là, mais je me suis de plus en plus intéressée aux bibliothèques — pas seulement en tant qu’objets physiques, mais aussi pour ce qu’elles représentent. J’ai commencé à penser au-delà de l’étagère elle-même et à interroger la signification de la bibliothèque. Qui se cache derrière ? Est-ce un artiste, un collectionneur, un académique ? Cette curiosité m’a conduite à explorer les personnalités derrière les bibliothèques et la manière dont leurs collections reflètent leur identité.
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Dans ce processus, j’ai commencé à analyser ces personnages — comment ils structurent le savoir, ce qu’ils choisissent de montrer, ce qu’ils cachent. C’est devenu presque comme une intrusion dans leur positionnement psychologique ou conceptuel. En tant qu’artiste, tout ce que je crée vient de ma propre histoire, de mon parcours personnel — ma valise, pour ainsi dire. Tout cela est présent dans mes livres, dans les choix que je fais. En tant qu’artiste, je ne suis pas seulement visuelle — je lis beaucoup. Je cuisine aussi, j’ai des enfants, et ces aspects de la vie font également partie de ma pratique. Tu peux voir comme tout s’entrelace. Ce n’est pas seulement l’information intellectuelle qui façonne qui tu es ou la manière dont tu penses et structures tes idées — c’est aussi tout le reste. C’est cela qui me guide dans chaque projet, y compris dans cette exploration continue de la bibliothèque comme à la fois un contenant de savoir et un portrait de celui qui la garde.
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J.P.: Cette ligne de recherche — explorer les personnalités derrière les bibliothèques et le sens du savoir collectionné — est-ce ce qui t’a finalement conduite à créer ton projet La biblioteca de la tierra ?
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M.D.: Le concept de collectionner des souvenirs et les réflexions qui y sont liées a fini par inspirer le projet La biblioteca de la tierra, même si cela est venu plus tard dans le processus. Au départ, le travail avait été développé sous le titre Collectionneur. Une collection peut être comprise comme un ensemble d’objets similaires rassemblés par goût personnel, par curiosité ou par esprit d’exploration. Pour cette pièce, la bibliothèque d’un collectionneur d’art a été transformée. Les livres ont été enveloppés dans du papier blanc uni pour dissimuler leurs titres et leurs caractéristiques distinctives, transformant ainsi la bibliothèque et son contenu en un objet abstrait et formel. Symboliquement, l’étagère représente le pouvoir et l’autorité du collectionneur d’amasser ses curiosités. Pendant cette transformation, certaines images des livres ont été sélectionnées et photocopiées.
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Après un an, le papier qui enveloppait les livres a été retiré, ce qui a donné naissance à deux livres-mémoires représentant la collection du collectionneur. Le premier livre agit comme une sorte de mémoire pour le collectionneur, composé d’images fragmentées des livres de la bibliothèque. La création de ce volume a été inspirée par la technique du cut-up de William Burroughs, où des images issues des photocopies étaient découpées et réorganisées aléatoirement pour produire de nouvelles compositions visuelles imitant le fonctionnement de la mémoire.
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Le deuxième livre a été réalisé à partir du papier qui avait enveloppé les livres pendant toute une année. Avec le temps, la poussière et la lumière du soleil y ont laissé des traces et des marques, capturant ainsi le passage du temps et symbolisant la mémoire de l’installation elle-même. Finalement, le collectionneur et sa famille ont déménagé, laissant la bibliothèque derrière eux. Avec leur permission, j’ai photographié cette « mémoire » des livres sur l’étagère, marquant le début d’une nouvelle strate de mémoire en train de se former.
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C’est donc à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir plus profondément aux bibliothèques — et plus précisément à celles qui existent déjà. En général, les bibliothèques ne sont pas créées sur mesure : tu les hérites, ou elles grandissent de manière organique. Par exemple, un musée peut avoir une bibliothèque, puis des collections plus petites s’y ajoutent au fil du temps. Tu peux essayer de leur donner une certaine structure, mais au final, tu travailles toujours avec quelque chose qui n’a pas été entièrement planifié. Cela m’a amenée à me demander : que se passerait-il si j’avais l’occasion de créer une bibliothèque sur mesure — une bibliothèque pensée avec intention ? À quoi ressemblerait-elle ? C’est ainsi qu’est née l’idée de La Bibliothèque de la Terre / La biblioteca de la tierra.
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J.P.: La Bibliothèque de la Terre me semble être l’une des œuvres les plus fortes et marquantes de ta carrière artistique. Elle porte une signification si profonde et une résonance poétique. Comment en comprends-tu le sens ?
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M.D.: Le titre La Biblioteca de la Tierra a beaucoup plus de sens en espagnol, parce que c’est aussi un jeu de mots. En espagnol, « la tierra » peut vouloir dire la terre et la poussière, la terre comme sol, le territoire, ou même la patrie. Pour nous, tierra ne représente pas seulement la terre au sens matériel, mais quelque chose de profondément personnel — c’est le lieu où nous sommes nés, c’est lié à nos racines, à la religion. C’est aussi nos émotions — elles viennent de ma tierra. Cela porte une valeur à la fois très intime et symbolique. C’est pour cette raison que j’ai senti que c’était une manière forte et significative d’entrer dans le sujet de la mémoire, du lieu et de l’identité.
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J.P.: Marianna, dans La Biblioteca de la Tierra, comme dans une grande partie de ta pratique artistique, les processus participatifs et la relation entre objets, mémoire et identité jouent un rôle central. Cette bibliothèque inclut les contributions de plus de 300 personnes — dont beaucoup que tu n’as jamais rencontrées personnellement. Comment ce sentiment d’auteur collectif influence-t-il la dimension émotionnelle et narrative de l’œuvre ?
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M.D.: À cette époque, je lisais le philosophe David Abram. Une des idées qui m’a vraiment marquée était sa discussion sur Merleau-Ponty et le concept de perception — comment notre sentiment d’être dans le monde est profondément lié à notre conscience corporelle et à notre environnement. Par exemple, je sais que je suis ici non seulement parce que je te vois me regarder, mais parce que je peux sentir quelqu’un se déplacer dans la pièce, et je suis consciente du port devant moi. Cette conscience sensorielle m’ancre dans l’espace.
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Il m’a frappée que ce type de présence incarnée manque vraiment dans le monde d’aujourd’hui. Abram parle aussi de collectivité, et de comment un véritable changement ou une action nécessitent l’interconnexion. Il utilise la métaphore d’une horloge analogique, où chaque engrenage et mécanisme doit s’aligner et bouger ensemble pour que le temps fonctionne. Ils doivent être précis, ils doivent collaborer — sinon, l’horloge ne marche pas.
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Ces deux idées — l’importance de la présence incarnée et la nécessité de l’effort collectif — étaient centrales dans ma réflexion. J’ai compris que La Biblioteca de la Tierra ne serait significative que si elle était créée par collaboration. Une bibliothèque n’existe pas sans ses auteurs. Il n’aurait pas été logique de construire une bibliothèque uniquement de mon fait. Être l’unique auteur ne m’intéressait pas ; en fait, cela aurait été assez ennuyeux au bout d’un moment.
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Je ne m’intéressais pas à ce que j’avais à dire ; je voulais savoir ce que les autres avaient à dire sur la tierra. Donc, assez naïvement, j’ai envoyé des emails via le web. J’avais collecté environ trois mille cinq cents adresses email au fil des années — principalement dans le milieu international de l’art et parmi des connaissances. C’était en 2008, à une époque où les préoccupations autour du spam étaient moins importantes, donc cela semblait politiquement acceptable.
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J’ai envoyé un message très bref expliquant que je travaillais sur un projet appelé La Biblioteca de la Tierra et partagé ce qui m’intéressait — comment le sol de différents endroits pouvait porter du sens. J’invitais les gens à participer en envoyant des échantillons de terre.
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Les réponses ont été incroyablement diverses. Certaines personnes ont envoyé leur tierra avec une signification politique, d’autres avec des échantillons liés à leurs origines religieuses, et chacun a contribué avec quelque chose d’unique. La variété des contributions a donné au projet son contenu riche et complexe. En 2010, j’avais déjà environ une centaine de livres. Les expositions de ce projet ont continué de croître et d’évoluer année après année.
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Lors des toutes premières expositions de ce projet, je voulais créer une table de travail pour montrer qu’il s’agissait d’un travail en cours. Au Museo de Arte Moderno de Mexico, cette approche m’a permis de présenter une exposition à petite échelle avec un aspect social, en montrant aux gens qu’ils pouvaient en faire partie. Cela m’a aussi aidée à trouver davantage de collaborateurs. Cet élément était important, car à chaque fois que je montrais le projet, il grandissait de manière exponentielle.
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En 2012, j’ai été invitée à participer à la Foire du livre pour les jeunes, qui est exclusivement consacrée aux livres destinés aux moins de 18 ans. Cette invitation était très importante pour moi, car l’un des aspects les plus passionnants de ce projet est l’implication des enfants. J’ai reçu beaucoup de contributions de jeunes qui découvrent le projet, s’en inspirent, puis apportent leur propre travail. J’ai tendance à considérer ce projet comme une forme d’art démocratique et accessible — quelque chose auquel chacun peut se sentir relié. D’une certaine manière, il y a toujours quelque chose en lui qui paraît personnel et proche de chaque individu.
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Au début, je pensais surtout à tierra / terre. Je n’avais pas envisagé de recevoir des bouteilles avec de la terre, des déchets ou des documents, mais ensuite les gens ont commencé à m’envoyer ce qu’ils considéraient comme représentant leur propre tierra. J’ai donc décidé d’endosser le rôle d’éditeur — je ne créais pas le contenu moi-même, mais je m’arrangeais pour le présenter de manière plus soignée. Et ce projet continue de grandir ; il n’est pas encore terminé.
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La Bibliothèque de la Terre. Museo Universitario Arte Contemporaneo. Mexico
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J.P.: J’aimerais parler davantage de la collaboration et de son rôle dans ton travail. Ta pratique plus large implique souvent des processus participatifs et explore comment l’identité se construit à travers les objets et les relations. Par exemple, dans certains de tes projets plus récents, tu crées des répliques d’objets importants pour les gens, que tu brises ensuite et répares en utilisant la méthode du Kintsugi — mettant en valeur la beauté de la réparation et la mémoire de la fragilité. Peux-tu nous en dire plus sur le rôle que la collaboration a joué tout au long de ton parcours artistique et pourquoi elle est importante pour toi ?
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M.D.: Maintenant, parlons du projet Porcelana. Porcelana a été créé à la suite d’une invitation d’inSite/Casa Gallina pour développer un projet avec l’une des communautés du quartier Santa María la Ribera à Mexico. INSITE est une initiative engagée dans la production d’œuvres d’art dans l’espace public à travers des collaborations entre artistes, acteurs culturels, institutions et communautés. Pour ce projet, cependant, l’attention s’est portée sur Mexico — plus précisément sur un quartier très traditionnel datant du début du XXᵉ siècle. Beaucoup de ses habitants y vivent depuis toujours ; c’est une communauté soudée et ancienne.
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Casa Gallina voulait réaliser un travail socialement engagé dans le quartier — notamment des projets où les artistes collaboreraient directement avec la communauté locale, éventuellement avec des ateliers pour enfants et d’autres activités. J’ai été invitée à développer un projet avec la communauté et on m’a laissée libre de décider comment je voulais l’aborder, en utilisant n’importe quel aspect du quartier qui m’intéressait.
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J’étais très curieuse de voir ce qui se passe lorsqu’on rassemble un groupe de personnes autour d’une activité simple et partagée — comme le tricot. J’ai remarqué que lorsque les gens s’installent autour d’une table et travaillent tranquillement avec leurs mains, ils commencent à parler. Et dès qu’un espace devient sûr et informel, des conversations intimes émergent naturellement. C’est ce que j’espérais : voir si ce type d’environnement pouvait se former.
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J’ai donc commencé à passer du temps avec elles. J’ai mis des affiches dans le quartier pour inviter des femmes à participer. Au final, environ 17 ou 18 femmes ont répondu. Le groupe s’est finalement stabilisé à 13 participantes. Il y avait des femmes de tous âges — la plus jeune avait 14 ans, et la plus âgée 83 ans. Malheureusement, la plus âgée est décédée au cours du processus. Nous avons travaillé ensemble pendant près de deux ans. Au fil de ce temps, nous avons partagé de nombreuses histoires et expériences personnelles. C’est devenu un espace non seulement dédié à l’artisanat, mais aussi à la connexion.
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Porcelana. En cours de réalisation
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M.D.: Pour les encourager à s’ouvrir sur leur vie, j’ai demandé à chaque femme d’apporter un objet qu’elle considérait comme significatif — quelque chose qui avait appartenu à quelqu’un d’autre mais qu’elle avait gardé pendant longtemps. Ce qui m’intéressait particulièrement, c’était de comprendre pourquoi elles n’avaient pas pu s’en séparer. Pourquoi cet objet était-il resté dans leur vie pendant tant d’années, même s’il n’avait plus de fonction pratique ou s’il ne faisait que prendre de la place ?
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Ces objets servaient de catalyseurs pour la conversation. Ils n’étaient pas le centre de l’attention en eux-mêmes, mais plutôt un moyen de susciter la mémoire, la réflexion et le récit.
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Chaque semaine, une seule personne apportait un objet ; nous nous réunissions régulièrement tous les mercredis. Nos réunions étaient inscrites au calendrier, et nous savions toujours à l’avance à qui revenait le tour de partager. Cela créait un rythme, une anticipation et un rituel.
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J’ai commencé à photographier les objets, et nous avons progressivement commencé à créer quelque chose comme un « musée intérieur » pour elles. Les photographies — au départ de simples photocopies — ont été agrandies à une grande échelle et exposées sur les murs. De cette manière, leurs objets faisaient partie de quelque chose de plus grand ; ils n’étaient plus seulement des biens personnels, mais un espace collectif et partagé.
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La personne qui avait son objet sur la table cette semaine-là devenait le centre de la conversation. La discussion tournait entièrement autour d’elle — ses souvenirs, ses histoires, ses émotions. C’était la dynamique que nous avons suivie pendant plus d’un an et demi.
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Finalement, j’ai décidé de créer des répliques exactes de ces objets en porcelaine. Au début, j’avais envisagé d’utiliser d’autres matériaux comme l’argile ou la céramique, mais j’étais particulièrement attirée par la porcelaine. Il y a quelque chose d’unique dans ce matériau — bien qu’il semble délicat en surface, il est en réalité très solide, presque impitoyable à travailler. Ce contraste me parlait beaucoup.
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La porcelaine est devenue la métaphore parfaite pour les femmes du groupe. Tout comme le matériau, elles incarnaient la douceur et la vulnérabilité, mais aussi une force et une résilience incroyables. Qu’elles aient 14 ou 83 ans, chacune d’entre elles avait vécu des moments de chute et de relèvement — à de nombreuses reprises. Et c’est ce que je voulais refléter à travers le travail.
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J.P.: Peux-tu m’en dire plus sur la manière dont les répliques en porcelaine et la vidéo se sont articulées dans le projet Porcelana ? Comment les thèmes de la féminité et de la résilience ont-ils influencé cette partie de ton travail ?
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M.D.: Après avoir créé les répliques en porcelaine, nous avons également réalisé une vidéo où les femmes apparaissent en train de tricoter. Les voix que l’on entend dans la vidéo racontent une histoire collective. Il ne s’agit pas d’un récit unique, mais d’un reflet des nombreux rôles et identités au sein de la féminité.
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On commence comme fille, puis on devient sœur, mère, grand-mère — et parfois encore mère pour ses petits-enfants. Il y a un fil continu de soin, une attention constante portée aux autres. Ce thème revenait régulièrement dans nos conversations et semblait constituer une expérience partagée par toutes. L’acte permanent de prendre soin des autres et les rôles changeants au cours de la vie étaient au cœur de notre exploration.
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Dans la vidéo, nos voix se mêlent comme si elles parlaient d’un seul personnage — de nombreuses voix fusionnant en un récit unique.
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À la fin du projet, comme manière de dire au revoir et de clore l’expérience, j’ai invité les femmes à casser leurs répliques en porcelaine. Nous nous sommes toutes réunies pour regarder chaque femme briser son objet, puis nous avons restauré les morceaux à l’aide de la technique du Kintsugi, avec l’aide d’un artisan professionnel. Cet acte de briser et de réparer symbolisait à la fois la fragilité et la résilience, mettant en valeur la beauté de la restauration et l’acceptation de l’imperfection.
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J.D.: Dans ton projet Porcelana, tu as choisi de ne pas compléter la réparation traditionnelle du Kintsugi avec de l’or, en te concentrant plutôt sur l’étape du laque rouge brut. Pourquoi ?
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M.D.: Je ne voulais pas suivre tout le processus du Kintsugi parce que je ne voulais pas romantiser le projet Porcelana avec l’or. Cet aspect décoratif ou flatteur ne m’intéressait pas. Ce qui m’attirait vraiment, c’était ce qui se passe avant l’application de l’or — le laque rouge. C’est brut, presque comme une cicatrice, comme du sang, comme de la peau. Cette étape me semblait beaucoup plus puissante. Elle parle du vrai processus de réparation, de la vulnérabilité, de la blessure. J’étais plus intéressée par cet espace — celui qui n’est pas encore poli, pas encore guéri avec de l’or — parce que c’est là que réside notre singularité. Nous sommes tous un tas de cicatrices — et c’est ce qui nous rend uniques. C’est ce qui nous rend différents, beaux et humains.
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J.P.: Tu as précédemment travaillé avec les livres comme réceptacles de sens. Qu’est-ce qui t’a conduite à te tourner vers les objets personnels, et que révéleraient-ils selon toi que les textes ne pourraient pas ?
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M.D.: Les livres étaient des conteneurs de sens — pas seulement de littérature, mais de bien d’autres contenus. Avec le temps, j’ai changé de perspective. J’ai commencé à réaliser que les objets aussi pouvaient être de puissants réceptacles d’informations. C’est quelque chose que je n’avais pas vraiment envisagé auparavant. Progressivement, mon attention s’est déplacée des livres vers les objets — des objets qui peuvent révéler tant de choses sur la personne qui les possède. Pourquoi les gardes-tu ? Quelles histoires contiennent-ils ? C’est ce dont parle Porcelana.
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Porcelana. Museo Amparo. Mexico
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J.P.: Ton travail tisse souvent ensemble objets, lieux et récits personnels. Dirais-tu que la mémoire est le fil conducteur de toute ta pratique artistique ?
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M.D.: Oui, la mémoire a été au cœur de mon travail dès le tout début. L’une de mes premières pièces est un livre d’artiste qui raconte la relation entre mon grand-père et mon père—comment ils ont grandi très proches l’un de l’autre, à quel point ils se détestaient profondément, et pourtant combien ils se ressemblaient. C’est presque comme s’ils étaient des miroirs, et cette tension de se voir reflété dans quelqu’un d’autre créait une sorte de friction émotionnelle. Ce livre a vraiment été le point de départ pour moi. Chaque fois que je pense à la mémoire dans ma pratique, je reviens à cette pièce. C’était la première fois que j’explorais comment l’histoire personnelle et les émotions sont stockées et transmises—non seulement à travers des histoires, mais aussi par la manière dont nous nous souvenons et par la façon dont nous nous relions aux autres à travers le temps.
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J.P: Comment se déroule ton processus créatif ? Comment un projet conduit-il au suivant ? Est-ce qu’ils se développent de manière organique les uns à partir des autres, ou abordes-tu chaque projet comme un chapitre distinct ?
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M.D.: Je trouve vraiment intéressant que chaque projet tende à se développer de manière organique à partir du précédent—c’est comme si chaque œuvre plantait une graine qui finit par fleurir dans la suivante. Il reste toujours quelque chose d’inachevé ou une petite idée qui ne s’est pas entièrement déployée, et cela devient le point de départ de ce qui vient après. Donc, même si les thèmes ou les médiums changent, il existe souvent une continuité silencieuse qui les relie tous.
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J.P.: Parlons de ton travail récent. Il y a seulement quelques semaines, tu as présenté tes œuvres au Portugal dans le cadre d’une exposition collective au nouvel espace d’art Circular, situé à Melides. Peux-tu nous en dire plus sur les œuvres que tu y as montrées et sur la manière dont elles s’inscrivent dans ta pratique plus large ?
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M.D.: Pour le projet à Melides, je crois que je me donne, pour la première fois, la permission de travailler avec moi-même. D’une certaine manière, tout travail artistique est autobiographique—il reflète où tu en étais à un moment donné de ta vie. Mais aujourd’hui, à ce stade de ma vie, je me permets consciemment d’être présente dans le travail. Pas physiquement—je n’apparais pas dans des photographies ou des portraits—mais je suis là à travers la mémoire, à travers le geste, à travers le processus. Ces derniers temps, j’ai davantage travaillé avec mes mains, donc dans ce sens, c’est plus physique.
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J’ai décidé d’appeler cette nouvelle série Domestic Settings, car elle explore comment l’espace domestique évolue au fil du temps—comment il porte un poids personnel et émotionnel, et comment il conserve la mémoire. Je travaille avec des objets que j’ai trouvés parmi les affaires de ma famille—des choses cassées, incomplètes ou qui ne servent plus à leur usage initial. Une tasse sans sa soucoupe, une lampe sans ampoule, des objets qui sont devenus isolés d’une manière ou d’une autre. Je suis attirée par eux parce que, comme la mémoire, ils sont fragmentés, imparfaits et pourtant profondément significatifs.
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Je voulais m’éloigner de l’appareil photo pendant un moment et faire quelque chose de plus manuel. Je voulais m’exprimer physiquement—par le toucher et le matériau—donc j’ai choisi deux matériaux principaux pour travailler. L’un d’eux est le ciment. Je l’ai utilisé pour créer de petits gestes sculpturaux, comme si je donnais aux objets que j’avais trouvés une nouvelle partie—quelque chose qui leur manquait. J’étais vraiment intéressée par la façon dont le ciment peut encapsuler quelque chose et, ce faisant, lui donner une nouvelle raison d’exister. C’est une manière de permettre à ces objets de continuer à « vivre », mais sous une forme différente.
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Les objets avec lesquels je travaille manquent souvent d’une fonction pratique. Ce sont des fragments—peut-être un couvercle sans sa casserole, ou une assiette qui ne fait plus partie d’un service. Mais lorsque j’interviens avec le ciment, je ne les répare pas au sens traditionnel. Je les aide à trouver une nouvelle façon de se maintenir ensemble. Il y a quelque chose de solide et de permanent dans le ciment, mais il soutient aussi ces choses fragiles et oubliées.
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D’une certaine manière, je vois ce travail comme une évolution de Porcelana. Il y a toujours cette tension entre fragilité et résilience. Et l’une des choses qui m’intéressent le plus dans ce projet est l’équilibre que ces objets trouvent. Beaucoup d’entre eux semblent à peine tenir ensemble—comme s’ils pouvaient s’effondrer à tout moment—mais cette tension est ce qui leur donne vie. Certaines pièces n’ont même pas de lien clair qui les maintient, et pourtant, elles parviennent à exister dans cet équilibre délicat.
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Un autre matériau qui m’a beaucoup intéressée est la cire. Tout a commencé quand je suis tombée sur une image de quelqu’un utilisant de la cire pour créer une sculpture en métal—la couleur rouge de la cire m’a complètement bouleversée. C’était si viscéral, si intense. En même temps, je pensais à la manière dont le ciment se répand et se fixe si rapidement, presque agressivement. J’ai commencé à chercher des matériaux qui pourraient se rapprocher davantage du corps—des matériaux qui portent non seulement du poids, mais aussi la température, la texture et même une sorte de résonance émotionnelle.
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C’est ainsi que j’ai commencé à travailler avec la cire—cette cire rouge profonde. Cela m’a paru incroyablement puissant. À bien des égards, elle ressemblait à de la chair, à de la peau. J’avais l’impression d’insérer ma propre présence dans le travail—de jeter littéralement mon corps, mon être, dans ces objets. J’ai commencé à couler de la vaisselle ordinaire dans la cire, et cela est devenu une métaphore étrange et belle : comme cuisiner avec le corps, ou cuisiner à partir du corps. C’était comme si les objets devenaient des restes—des traces intimes de quelque chose vécu, quelque chose ressenti.
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Le titre que j’ai choisi pour cette série est Remains of the Day. Il ne se rapporte pas directement au livre de Kazuo Ishiguro, mais j’ai trouvé que l’expression résonnait profondément avec le sous-texte émotionnel du travail—ce qui reste, ce qui persiste, ce qui nous accompagne.
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Domestic Settings. Détail. 2025
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J.P.: Pour conclure, comment penses-tu que le contexte d’un musée change la manière dont nous percevons les objets du quotidien—surtout ceux chargés de mémoire et de sens personnel ?
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M.D.: Je pense que placer ce type d’objets du quotidien, personnels, dans un musée crée un changement puissant dans la perception. Les musées valident généralement les objets par leur histoire, leur rareté ou leur valeur monétaire. Mais lorsque l’on introduit des objets porteurs de poids émotionnel ou de mémoire personnelle, on élargit ce qui est considéré comme digne d’être préservé.
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Mon travail explore cette tension. Il ne s’agit pas seulement de l’objet en lui-même—il s’agit de ce que nous, en tant qu’individus, projetons sur lui. Nous transformons des choses ordinaires en signes de nos vies, de nos relations, de nos histoires. Un cendrier fissuré, une assiette cassée, un couvercle solitaire—tous portent la mémoire parce que nous leur avons assigné un sens. Ils deviennent des extensions de nous-mêmes.
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Donc, lorsque tu places ces objets aux côtés de ceux “validés”, tu crées un dialogue. Tu invites le spectateur à repenser la valeur—non seulement en termes de matière ou d’histoire, mais à travers l’émotion, la mémoire et la connexion humaine. Je pense que c’est là que se produit la véritable transformation.
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J.P. : Merci pour tes réflexions et tes éclairages partagés.
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Processus d’installation de l’œuvre « Le Sens de l’habitée » de Marianna Dellekamp. Ici, l’artiste en action avec Oscar Necoechea.