Critique d’art :
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Entre mémoire, disparition et résistance
« Laboratory of Mirage » à la galerie Ithaque


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Dorsa Basij et Golnaz Zibandekhoo

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La galerie Ithaque présente Laboratory of Mirage, une exposition réunissant les œuvres du duo dartistes Dorsa Basij et Golnaz Zibandekhoo, sous le commissariat attentif et délicat de Dorsa Jalali. Située au cœur du Marais, dans un quartier parisien riche en lieux dart et dhistoire, la galerie simpose peu à peu comme un espace singulier dans la scène contemporaine. Elle met en avant des questionnements liés à l’écologie et à la mémoire, tout en accordant une place essentielle aux voix féminines et non-occidentales. Elle devient ainsi un lieu où le dialogue entre local et global se déploie avec force et subtilité.

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Extrait de la série « The Pit », vidéo, 2 min 01 s, 2024.

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Les œuvres du duo plongent le spectateur dans une atmosphère à la fois onirique et méditative. Le petit espace de la galerie, sous l’œil attentif et inspiré dune commissaire dexposition, est pensé comme un véritable laboratoire : chaque photographie devient un objet singulier, un fragment de mémoire fragile, qui exige un regard plus lent, plus intime, et une participation active du spectateur. Lespace lui-même se transforme en une chambre dexpérience où perception et émotion se mêlent, invitant à explorer les nuances de l’éphémère et les traces persistantes du temps.

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Le titre de lexposition, Laboratory of Mirage, agit comme une clé de lecture. Il concentre en lui-même lesprit du projet et en révèle la profondeur poétique et conceptuelle. Le terme laboratory évoque un espace dexpérimentation et danalyse, où lon scrute les phénomènes pour mieux les comprendre. Appliqué au champ artistique, il transforme la galerie en un véritable terrain de recherche sensible, où perception, mémoire et représentation se donnent à explorer. Lexposition ne se contente donc pas de présenter des œuvres : elle engage le spectateur dans une expérience, linvitant à tester les limites de sa propre perception du réel.

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Face à ce terme, mirage ouvre un autre horizon. Il convoque lillusion, l’éphémère, le fragile. Le mirage est une image qui se dérobe au moment même où on croit la saisir, comme un souvenir en train de seffacer ou un paysage menacé par la disparition. Dans le contexte de lexposition, il devient une métaphore des ruptures de lexpérience vécue, des paysages altérés par le temps et par la crise écologique, des mémoires fragiles qui vacillent et risquent leffacement.

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Sans titre, extrait de la série « Laboratory of Mirage », tirage numérique sur papier mat Epson Enhanced, 10 × 15 cm, édition de 5 exemplaires plus 2 épreuves d’artiste, 2025.

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De cette association naît une tension fertile : la rigueur scientifique du laboratoire se confronte à linstabilité du mirage. Cest précisément dans cette tension que sinscrit la démarche des artistes. Leurs œuvres oscillent entre observation minutieuse et fragilité du monde, entre témoignage et disparition. Dans l’univers visuel et symbolique de Laboratory of Mirage, les motifs de l’eau et du désert revêtent une résonance particulière, notamment dans le contexte iranien dont sont issues les deux artistes. Le paysage de l’Iran – traversé par de vastes étendues désertiques et une pénurie d’eau de plus en plus préoccupante – devient non seulement une réalité géographique, mais aussi une métaphore de la disparition, de la survie et de la persistance de la mémoire. Dans ces œuvres, le désert n’est pas un vide, mais un espace habité par le temps, un lieu où se mêlent les traces de présence et d’absence. L’eau, à l’inverse, incarne la possibilité du renouveau, du reflet et de la résistance – son absence étant aussi éloquente que son écoulement. En convoquant ces éléments, Basij et Zibandekhoo transforment la crise environnementale en une interrogation poétique, reliant la fragilité des écosystèmes à celle de la mémoire individuelle et collective. La tension entre aridité et fluidité devient ainsi le miroir d’une méditation plus vaste sur l’endurance et la transformation – à la fois écologiques et humaines.

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Dans Laboratory of Mirage, l’absence d’eau se révèle comme un motif central, à la fois littéral et symbolique. Elle évoque un paysage en crise, où la rareté transforme des environnements familiers en espaces fragiles, presque éphémères. Pourtant, l’exposition ne présente pas cette absence uniquement comme une réalité physique; elle devient un prisme à travers lequel examiner la mémoire, la perte et la perception. Le mirage — scintillant, insaisissable et toujours hors de portée — reflète l’instabilité de l’expérience et la fragilité de ce que nous tenons pour acquis. La disparition de l’eau fait écho aux ruptures plus larges de l’expérience vécue, mettant en lumière l’écart entre ce qui existait autrefois et ce qui ne peut plus être récupéré. Ainsi, l’absence d’eau devient un déclencheur poétique de réflexion, invitant le spectateur à considérer à la fois l’urgence écologique de notre monde et la persistance délicate de la mémoire et de la résistance. Les œuvres, quil sagisse de photographies argentiques ou de vidéos, ne se contentent pas de documenter le réel : elles se dressent comme des traces délicates, des empreintes précieuses dune mémoire en voie d’érosion, capturant la fragilité du temps et la persistance fragile des souvenirs.

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Dans cette exposition, le duo Dorsa Basij et Golnaz Zibandekhoo présentent leur travail dans une synergie où leurs pratiques respectives se répondent et senrichissent mutuellement. Photographie, vidéo, son et installation sentrelacent pour créer un langage commun, attentif aux transformations et aux traces laissées par le temps. La rigueur technique et architecturale de Zibandekhoo dialogue avec la sensibilité pluridisciplinaire de Basij, tandis que lensemble explore la mémoire des lieux et des paysages, révélant ce qui se transforme, ce qui disparaît, mais aussi ce qui persiste et résiste. Le duo construit ainsi une expérience immersive, où chaque œuvre devient une trace fragile et poétique, exigeant un regard attentif et impliqué.

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Sous le commissariat de Dorsa Jalali, lexposition acquiert une dimension interdisciplinaire où numérique, environnement et expérience sensible se rencontrent. Le commissariat agit ici comme une architecture invisible mais essentielle : il relie les œuvres entre elles, leur donne un espace de respiration et propose un parcours à la fois clair et fluide. La justesse de cette mise en espace permet aux images de déployer toute leur charge esthétique et mémorielle.

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Plus quune méditation sur la disparition, lexposition est une réflexion sur la résistance. Les images révèlent la beauté fragile dun monde en transformation et, en même temps, la possibilité de préserver, de témoigner, de lutter contre leffacement. La résistance, ici, nest pas violente ou frontale : elle est persistante, subtile, poétique. Elle réside dans la mémoire qui survit, dans la trace qui demeure, dans la capacité de lart à rendre visible ce qui tend à disparaître.

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Dans un contexte mondial marqué par lurgence climatique, par la fragilisation des territoires et des communautés, par la circulation effrénée des images et des récits, Laboratory of Mirage agit comme un rappel nécessaire : lart peut être à la fois archive et projection, mémoire et anticipation. Il nous invite à penser ce qui disparaît non pas comme une perte irrémédiable, mais comme un appel à la vigilance et à la résistance.

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Laboratory of Mirage. Ithaque Paris

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Ainsi, lexposition dépasse le simple cadre esthétique pour sinscrire dans une réflexion plus large sur notre époque. Elle interroge la capacité de lart à documenter le réel, à en révéler les fractures et à nous inviter à imaginer dautres manières de le percevoir. Entre mémoire et disparition, Laboratory of Mirage ouvre un espace de résistance fragile mais essentielle, où lart devient non seulement témoin, mais aussi acteur dune écologie du regard et de la mémoire.

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Laboratoire photographique à la galerie Ithaque, Paris.